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Un avis dissident sur la loi Avia

·1932 mots·10 mins·
Brèves Censure Contenu Illicite Cyberhaine Haine Loi Avia
Auteur
Cyril Amar
RSSI la journée, secouriste la nuit, un peu de protection des données personnelles entre les deux.

La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet, dite loi Avia du nom de la députée la portant, fait couler de l’encre entre ses défenseurs et ses opposants.

Alors, privatisation de la censure ou impérieuse nécessité ?

L’échange Twitter avec Johan

Cet article fait suite à un embryon de débat avec Johan Cavirot sur Twitter, autour de la question « faut-il accepter une censure privée dans l’intérêt des victimes ? ».

Est il préférable de laisser une/des victimes sous des raids de haine numérique ?
Il faut faire la part des choses entre liberté d expression d une opinion et liberté d exprimer de la haine insultante, blessante etc…
La justice prend un tps pas tjs compatible pr les victimes

Johan CAVIROT (@JCavirot), 15 janvier 2020

Je comprends ce point de vue, pour autant, à l’heure des excès (dans un sens ou dans l’autre) des Facebook et autre Twitter, peut-on vraiment se permettre de privatiser ce qui reste une censure ? À des entités extranationales qui plus est ?

Cyril Amar (@cyrilamar), 15 janvier 2020

Mais de quoi parle-t-on, au juste ? La loi Avia se propose d’imposer aux plateformes de communication dépassant une certaine taille une obligation de supprimer sous 24 heures tout contenu manifestement illicite leur étant signalé (article 1er) par le public.

L’objectif précisé dans l’exposé des motifs est de « restaurer l’État de droit sur internet, pour y assurer la protection et la sécurité de chacun ». Madame la députée Avia constate ensuite qu’un code de bonne conduite existe à l’échelle européenne mais précise que ce dernier est non contraignant. La proposition de loi vient donc combler ce manque.

L’intention est louable, et permettra de réagir plus vite dans des situations pouvant se révéler dramatiques.

La méthode reste à affiner/trouver.

Mais quand une jeune victime subit un raid homophobe de ses camarades (avec des pseudos) ceci peut être hyper traumatisant car il se retrouve exposé sans défense. Dans ses cas il est urgent d agir.

Johan CAVIROT (@JCavirot), 15 janvier 2020

Sans compter des jeunes qui ne s accepte pas et qui sont exposés au quotidien à des propos racistes, homophobes etc…
Une jeune LGBT fait 8 a 14 fois plus de tentatives de suicide. Faut il attendre un juge pour protéger ces jeunes ?

Johan CAVIROT (@JCavirot), 15 janvier 2020

Johan est d’autant plus pertinent à rappeler ces conséquences qu’il est président de l’association FLAG!. Il a également raison de rappeler que le temps de la justice n’est pas le temps médiatique ni celui des victimes, et que même avec les procédures accélérées existantes, le contenu litigieux va rester en ligne un temps certain.

Je comprends, et je suis d’accord la méthode reste à trouver pour protéger tous les intérêts, dont ceux des jeunes et – jeunes.
Je suis juste inquiet qu’on ouvre une boite de Pandore, avec bien sûr les avantages mis en avant par ce PJL, mais des dérives possibles dans le futur.

Cyril Amar (@cyrilamar), 15 janvier 2020

NB : il s’agit plutôt d’une proposition de loi et non d’un projet de loi

La proposition de loi sur la cyber haine aurait cet avantage de supprimer (reporter en fait) ce maillon lent qu’est le juge et de donner directement au grand public la possibilité d’obtenir un retrait. À charge à la plateforme de décider si le contenu est manifestement illicite ou non. À rendre la justice, finalement.

Et c’est bien ce que je reproche au texte. Il va donner à des plateformes (souvent américaines, d’ailleurs) un droit de censure sur les contenus. Les opérateurs seront d’autant plus prudents que la sanction en cas de manquement peut atteindre 4% du chiffre d’affaires mondial (article 1er). Que veut dire prudent ? À chaque signalement, les opérateurs auront les éléments suivants en tête, et 24 heures pour décider puis agir :

  • si je ne supprime pas et que c’était finalement manifestement illicite, je risque jusqu’à 4% de mon chiffre d’affaires ;
  • si je supprime et que ce n’était finalement pas manifestement illicite, je risque… rien.

Le risque de suppression hâtive, par précaution, me semble donc particulièrement important. Johan indique toutefois que des voies de recours existent (c’est l’article 1er toujours). Notons ici que l’article 3 impose de « mettre à disposition une information […] sur les dispositifs de recours, y compris judiciaires », uniquement à destination « des victimes de contenus » manifestement illicites. Rien pour les auteurs.

Mais l auteur peut faire appel et en cas de désaccord c’est un juge qui tranche.
Il intervient a posteriori plutôt qu’à priori. Si le blocage est abusif alors le contenu est remis en ligne

Johan CAVIROT (@JCavirot), 15 janvier 2020

Enfin la Justice peut se prononcer sur la licéité ou non d’un contenu. Avec toutes les réserves déjà exposées sur le délai de traitement. L’actualité se charge de mettre au grand jour la surcharge de travail de la Justice. Sans parler du coût financier qui peut décourager beaucoup de gens, ce point est important j’y reviendrai.

Ceci étant dit, Johan rappelle une évidence qui va quand même mieux en la disant :

Il y a je crois une clause de bilan. Il faudra être attentif à ce moment là.

Ne rien faire est tout aussi dangereux que les possibles abus.
Il est toutefois plus simple de redonner la parole a un “censuré” que de ressusciter un jeune suicidé 🤷🏻‍♂️

En attendant de trouver mieux 🙂

Johan CAVIROT (@JCavirot), 15 janvier 2020

Notre échange s’est arrêté ici, le format Twitter n’étant pas l’idéal. Ce n’est pas pour rien que le Parlement ne débat pas des textes en 280 caractères !

Mon avis dissident

Je parlais plus haut d’une boite de Pandore, de dérives possibles. J’en vois en effet trois.

L’abus de la loi Avia

L’article 1, au travers de la sanction pécuniaire importante, incite lourdement les opérateurs de plateforme à supprimer d’abord et laisser le juge discuter ensuite.

L’article 2 précise que toute personne physique, morale ou autorité administrative peut être à l’origine de la demande de retrait.

Ce que j’appelle abus consistera alors à signaler comme manifestement illicite un contenu déplaisant bien que légal. Le temps que le contenu soit rétabli, la vague sera passée. C’est un procédé qui intéressera notamment des VIP (politiciens, par exemple) et des entreprises désireuses de se refaire une réputation.

Alors certes, la proposition de loi se greffe à la loi pour la confiance dans l’économie numérique (la fameuse LCEN), qui dispose en son article 6-I-3 que « présenter aux [opérateurs] un contenu […] comme étant manifestement illicite dans le but d’en obtenir le retrait […], alors qu’[on] sait cette information inexacte, est puni d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende». Certes.

Mais avant d’arriver à la condamnation, il faudra porter le contentieux devant le juge. Cela a un coût, financier d’abord, mais aussi en temps. Qui a envie de se battre pour un tweet ? sans aucune garantie de gain de cause, évidemment.

Rappelons à toutes fins utiles qu’une peine d’un an d’emprisonnement est aménageable par défaut. Quant aux 15 000 euros, s’il s’agit d’une somme conséquente pour le commun des mortels, que représente-t-elle pour un VIP ? pour une entreprise ? au regard d’un potentiel scandale étouffé.

Ce risque avait déjà été soulevé à l’époque des débats de la LCEN, qui impose déjà le retrait de contenu manifestement litigieux.

Qu’est-ce que le manifestement illicite ?

Une fois adopté, ce texte sera probablement très efficace pour retirer les insultes classiques. « Sale PD » sera sans trop d’hésitation classé manifestement illicite. Mais « Tu es gay » suivi d’un émoji en train de vomir ?

Que se passera-t-il lorsqu’un certain forum réservé à des jeunes de moins de 25 ans décidera du haut de son intelligence collective que désormais « PD » se dit « OT ». Est-ce que « Sale OT » est une injure à raison de l’orientation sexuelle ? Qu’en pense le chargé de modération chez Twitter ? Et son voisin ? Et le juge ? Et celui de la chambre d’à-côté ?

Ajout : Johan pointe l’importance du contexte dans l’évaluation du « manifestement illicite ». Il explique en particulier que, de la part d’un gay, la phrase « Je n’aime pas les femmes » ne revêt aucun caractère sexiste dans un contexte sentimental, alors qu’elle tombe sous le coup de la loi si c’est la justification d’une discrimination à l’embauche. Cela complique d’autant la tâche des plateformes de communication, qui devront tenir compte de ce contexte avant de prendre leur décision.

L’escalade de la répression

Sans doute conscients des limites de la loi française pour dicter des conduites à des entreprises étrangères, les députés à l’origine de cette proposition ont rédigé un article 6 qui dispose que « l’autorité administrative peut enjoindre aux [fournisseurs d’accès à internet français], ainsi qu’à tout fournisseur de noms de domaine de bloquer l’accès à tout site, serveur ou à tout autre procédé électronique […] ».

Si cela vous rappelle quelque chose, c’est normal, c’est une marotte des gouvernements que de bloquer ce qu’ils n’ont pu faire retirer. Et ça ne marche pas 🙂

HADOPI n’a pas réussi, l’ARJEL n’a pas réussi, la LCEN n’a pas réussi, et la loi Avia ne réussira pas plus. Pourquoi ? Parce qu’internet n’est pas l’ORTF, et a été construit de manière à être résilient. Cet article n’a pas pour but d’expliquer comment contourner une décision de justice, je laisse donc le soin au lecteur intéressé de se renseigner par lui-même.

Il faut toutefois noter que les gouvernements occidentaux font la chasse à The Pirate Bay depuis probablement plus d’une décennie, et pourtant ils sont toujours là, The Pirate Bay comme les gouvernements. Il y a donc un constat d’échec, simple ou double je vous laisse en décider 😉

Le risque est à mon avis non nul qu’un gouvernement décide un jour que trop c’est trop, et se penche sur les modèles russe ou chinois en matière de filtrage des communications. Et là, non seulement l’impact sur la vie privée sera énorme, mais il est quasi certain que l’honorable lutte contre la cyber haine s’élargira d’abord à la lutte contre la pédophilie, ensuite à la lutte contre la contrefaçon intellectuelle, et enfin à la chasse aux opposants de toutes natures.


Dernier point que je souhaite soulever. Il ne s’agit pas tant d’une dérive possible que de pointer la frénésie législative. L’incitation à la haine et l’injure à raison de la race, de la religion, de l’ethnie, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap sont déjà des délits prévus et réprimés (l’article 24 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse le mentionne depuis 1956). L’arsenal législatif existe donc déjà.

Que par contre cet arsenal soit rendu inopérant par un manque de moyens humains et matériels, tant chez les forces de l’ordre qu’à la Justice, c’est une évidence. Est-ce que la haine, dans la vraie vie et sur internet se résoudra par les écoles et le progrès social ? certainement. Supprimer ou masquer le contenu illicite et en rester là, c’est casser le thermomètre et espérer que la fièvre baisse.

Au final, Johan et les députés emmenés par Laëtitia Avia ont bien sûr raison : il est temps de faire quelque chose contre la haine sur internet. Mais peut-être pas de nouveau légiférer…


Johan, tu es bien sûr le bienvenu si tu souhaites ajouter quelque chose dans l’article, et les commentaires sont grands ouverts 🙂

Photo Laëtitia Avia : Par G.Garitan — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=60217070

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