Le débat fait rage en ce moment en France, faut-il oui ou non imposer aux réseaux sociaux de pouvoir lever l’anonymat de leurs utilisateurs ? Et si oui, sous quelle forme ?
On verra que la question est en réalité sans objet, et que l’idée sous-jacente est dangereuse.
L’anonymat sur internet
Commençons par corriger tout de suite quelques idées préconçues à propos de l’anonymat sur internet.
Utiliser un pseudonyme
Passer en navigation privée
Utiliser un VPN
Enfin, il faut bien entendu rappeler que pseudonymes, tunnels VPN et autres mesures techniques s’effacent si vous publiez des informations à caractère personnel. En supposant que vous soyez parfaitement anonyme, vous levez votre anonymat en publiant vos nom et prénom dans un tweet.
On voit donc que l’anonymat parfait est difficile à atteindre, et qu’en réalité il y a de fortes chances que vous soyez parfaitement identifiables par les services de l’État (entre autres). L’état le plus proche que vous puissiez raisonnablement atteindre est appelé pseudonymat : le public de manière générale ne peut pas vous identifier, mais cela reste possible si la Justice en fait la demande.
Ces demandes judiciaires sont encadrées par la loi :
- article L34-1 du Code des postes et télécommunications électroniques
- article 6.II de la loi 2004-575 dite LCEN
En conclusion, on peut affirmer sans risque que très peu de personnes sont réellement anonymes sur internet et en particuliers sur les réseaux sociaux.
Imposer ou non la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux ?
Telle est donc la question qui occupe les esprits. Cela part d’un bon sentiment : il s’agit de lutter contre les contenus haineux ou incitant à la discrimination sur la base du sexe, de l’orientation sexuelle, des opinions politiques, etc. ainsi que ceux propageant des fausses informations.
Fort du chapitre précédent, on ne peut que constater que la question est sans objet puisque presque tout le monde est identifiable par la Justice, si des poursuites devaient être engagées contre les auteurs de tels contenus.
Mais j’admets volontiers avoir une interprétation restrictive du débat. Certains veulent pousser l’obligation un cran plus loin que ce que prévoit la législation actuelle. Il s’agirait d’interdire les pseudonyme, et de forcer ainsi les utilisateurs français des réseaux sociaux à s’exprimer sous leur propre nom.
Pour examiner les conséquences d’une telle obligation, il aurait en temps normal fallu imaginer l’impact psychologique sur les usagers. Mais dans le cas présent, nous avons un pays qui a déjà tenté l’expérience : la Corée du Sud (oui oui, du Sud).
L’exemple de la Corée du Sud
En 2007, le législateur coréen passe une loi imposant aux fournisseurs de services en ligne d’exiger une preuve de l’identité réelle de leurs internautes. L’objectif affiché était de lutter contre les contenus haineux et ceux propageant de fausses informations. On n’est pas très loin de ce que voudraient certains en France.
Il s’est alors passé deux choses en particulier :
- Google a supprimé la possibilité de laisser des commentaires sous des vidéos Youtube, pour ne pas avoir à gérer ce processus ;
- les Coréens se sont précipités vers des plateformes extranationales, non soumises à la législation, pour pouvoir s’exprimer sans devoir s’identifier.
Quelques années plus tard, la Cour constitutionnelle de Corée est intervenue. Elle a déterminé que si cette loi était parfaitement inefficace pour lutter contre la haine, elle avait eu en revanche un effet appelé chilling effect, en dissuadant les Coréens de s’exprimer sur des sujets sensibles. La Cour relève notamment qu’il devenait plus compliqué de s’opposer à la politique du gouvernement sans risque de pression.
Considérant que l’anonymat (relatif on l’a vu) est une composante nécessaire de la liberté d’expression, elle a jugé que l’interdiction de celui-ci était anticonstitutionnelle. Fin de la récréation : la loi est censurée en 2012.
Anonymat et exercice de la démocratie
En réaction au mouvement des Gilets Jaunes, le gouvernement français a organisé un Grand Débat, ouvert à toutes et tous. Pour que les idées qui en émergeront soient représentatives, il convient de s’assurer que :
- des robots ne puissent pas participer,
- seuls les humains français puissent voter,
- nul ne puisse voter plusieurs fois pour une même proposition et ainsi fausser les résultats,
- les votes de chacun restent confidentiels tout en restant vérifiables a posteriori.
Ces contraintes ne sont pas nouvelles, elles s’appliquent à chaque élection que connait le pays. On a d’ailleurs trouvé de longue date la solution : la présentation d’une pièce d’identité, de la carte d’électeur et l’émargement d’un côté, le bulletin papier dans l’urne de l’autre.
Mais pour un vote électronique ? Il faudrait que l’organisateur puisse vérifier l’identité de chaque votant, et mémorise qui a voté quoi.
On en revient ainsi au chilling effect rencontré par la Corée du Sud : est-ce que tout le monde se sentira libre de s’exprimer sur les orientations politiques du gouvernement en sachant que ce dernier contrôle qui dit quoi ?
Et ce n’est que le premier écueil. Car il a aussi été avancé que, pour renforcer la confiance du peuple dans les résultats de ce Grand Débat et dissuader d’éventuels trolls, l’identité des participants soit publiquement associée à chaque commentaire et chaque vote.
Corollaire : il deviendrait du coup possible d’examiner ce que votre voisin a voté, et le cas échéant lui faire comprendre qu’il a mal voté. On a malheureusement vu ce que cela donne dans certains pays.
Qu’en pense la CNIL ?
Après tout, c’est elle qui veille sur les libertés individuelles face à l’outil informatique.
Et bien elle n’en pense pas grand-chose officiellement pour le moment puisque, hasard du calendrier, la présidence de la Commission change de main. Elle passe d’Isabelle Falque-Pierrotin à Marie-Laure Denis.
Néanmoins, cette dernière a eu l’occasion de s’exprimer sur le sujet durant ses auditions devant la représentation nationale.
C’est un vrai débat qui dépasse la CNIL mais auquel elle peut participer. Ce n’est pas une réponse très précise, mais les enjeux sont essentiels
L’anonymat favorise certainement les propos illicites, la violence qui est condamnable. Il y a un équilibre à trouver entre la protection de la vie privée sur internet et la responsabilité des auteurs de propos engagés à plus d’un titre.
Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL à compter du 2 février 2019
Cela laisse entendre que la situation actuelle n’est pas l’équilibre recherché, et que Mme Denis ne serait pas contre un peu moins de protection de la vie privée.
Alors, pour ou contre le pseudonymat sur les réseaux sociaux ?